VII

 

 

Et la mémoire sait ceci ; vingt ans après, la mémoire croit encore C'est ce jour-là que je suis devenu un homme.

Dimanche imprégnait la chambre austère et propre. Aux fenêtres, les rideaux propres et reprisés ondulaient faiblement sous la brise pleine de l'odeur des terres labourées et des pommes sauvages. Sur l'harmonium jaune, en imitation chêne, aux pédales recouvertes de lambeaux éraillés de vieux tapis, se trouvait un bocal garni de pieds d'alouette. L'enfant était assis sur une chaise droite, devant la table sur laquelle on voyait une lampe en nickel et une énorme Bible avec des fermoirs et des charnières de cuivre, et une serrure de cuivre. Il portait une chemise sans col, blanche et propre, un pantalon foncé, rêche et neuf. Ses souliers venaient d'être cirés, maladroitement, comme un enfant de huit ans peut le faire, avec, çà et là, des endroits mats, surtout autour des talons, là où le cirage n'a pas coulé. Sur la table, devant lui, un catéchisme presbytérien était ouvert.

McEachern était debout près de la table. Il portait une chemise empesée, très propre, et le même pantalon noir qu'il portait le jour où le petit garçon l'avait vu pour la première fois. Ses cheveux raides, humides, sans un fil argenté, étaient soigneusement peignés sur son crâne rond. Sa barbe aussi était peignée et toute humide encore.

— Tu n'as pas essayé de l'apprendre, dit-il.

L'enfant ne leva pas les yeux. Il ne bougea pas, non moins impassible que le visage de l'homme. — J'ai essayé.

— Eh bien, recommence. Je te donne encore une heure.

McEachern tira de sa poche une grosse montre d'argent et la posa à plat sur la table, puis il approcha de la table une autre chaise, droite et dure, et s'assit, ses mains propres et bien frottées sur les genoux, ses gros souliers reluisants bien d'aplomb sur le sol. On ne voyait point sur eux d'endroits où le cirage n'avait pas coulé. Il y en avait eu cependant, la veille, à l'heure du dîner. Et, plus tard, l'enfant prêt à se mettre au lit, en chemise, avait été fouetté et avait dû les cirer à nouveau. L'enfant était assis devant la table. Son visage incliné était calme, sans expression. L'air saturé de printemps entrait en bouffées expirantes dans la salle d'une propreté austère et glacée.

Il était neuf heures. Ils étaient là depuis huit heures. Il y avait plusieurs temples dans le voisinage, mais le temple presbytérien était à cinq kilomètres. Il fallait une heure pour s'y rendre en voiture. A neuf heures et demie, Mrs. McEachern apparut. Elle était habillée de noir et coiffée d'une capote. Petite, elle avança timidement, un peu voûtée, le visage fatigué. Elle portait quinze ans de plus que son rude et vigoureux mari. Elle n'entra pas tout à fait dans la salle. Elle s'avança sur le pas de la porte et y resta un moment, avec sa capote et son vêtement d'un noir pisseux bien que souvent brossé, avec son ombrelle et son éventail en feuille de palmier, et quelque chose d'étrange autour des yeux, comme si elle ne pouvait voir et entendre qu'à travers une forme d'homme, une voix d'homme plus immédiate, comme si elle n'était que le médium pour la volonté agissante de son vigoureux et cruel mari. Il l'entendit peut-être, mais il ne la regarda pas et il ne lui dit rien. Elle fit demi-tour et disparut. A l'heure exacte, McEachern leva la tête. — Le sais-tu, maintenant ? demanda-t-il.

L'enfant ne bougea pas. — Non, dit-il.

McEachern se leva d'un air résolu, mais sans hâte. Il prit sa montre, la ferma et la remit dans sa poche en repassant la chaîne dans sa bretelle.

— Viens », dit-il. Il ne se retourna pas. L'enfant le suivit le long du corridor jusque derrière la maison. Lui aussi marchait droit et silencieux, la tête haute. Leurs dos offraient une véritable parenté d'obstination, une sorte de ressemblance héréditaire. Mrs. McEachern était dans la cuisine. Elle avait encore son chapeau sur la tête et elle tenait toujours son ombrelle et son éventail. Elle surveillait la porte quand ils passèrent : — Papa », dit-elle. Ni l'un ni l'autre ne lui firent la grâce d'un regard. Peut-être n'avaient-ils pas entendu. Peut-être n'avait-elle rien dit. Ils s'éloignèrent, l'un derrière l'autre, leurs deux dos, dans leur refus rigide de toute concession, plus semblables que si les liens du sang les avait réunis. Ils traversèrent la cour et se dirigèrent vers l'écurie où ils entrèrent. McEachern ouvrit la porte du grenier et s'effaça. L'enfant entra. McEachern décrocha une courroie de harnais qui pendait au mur. Elle n'était ni neuve, ni vieille, comme ses souliers. Elle était propre, comme les souliers, et elle avait la même odeur que l'homme : une odeur de cuir propre, dur, viril, vivant. Il regarda l'enfant.

— Où est le livre ? » dit-il. L'enfant était devant lui, debout, immobile, le visage calme et un peu pâle sous le doux parchemin de la peau. « Tu ne l'as pas apporté ? dit McEachern. Retourne le chercher. » Sa voix n'était pas hostile. Elle n'avait rien d'humain ni de personnel. Elle était simplement froide, implacable, comme des mots écrits ou imprimés. L'enfant fit demi-tour et sortit.

Quand il atteignit la maison, Mrs. McEachern était dans le corridor. — Joe », dit-elle. Il ne répondit pas. Il ne la regarda même pas. Il ne vit même pas son visage, le geste raide de sa main à demi levée, gauche caricature du geste le plus tendre que la main humaine puisse faire. Il passa devant elle, raide, l'expression rigide, le visage durci par l'orgueil peut-être, ou par le désespoir. Ou peut-être était-ce la vanité, la stupide vanité d'un homme. Il prit le catéchisme sur la table et retourna à l'écurie.

McEachern l'attendait, la courroie à la main. — Pose-le », dit-il. L'enfant posa le livre par terre. « Pas là, dit McEachern sans s'échauffer. Naturellement tu te figures que la terre d'une écurie, le sol que foulent les animaux, est la place qui convient à la parole de Dieu. Mais je t'apprendrai cela aussi. » Il ramassa le livre lui-même et le posa sur une étagère. « Baisse ton pantalon, dit-il. Il ne faut pas le salir. »

Et l'enfant resta debout, le pantalon sur les pieds, les jambes nues sous la courte chemise. Il était là, debout, svelte et droit. Quand la courroie frappa, il ne broncha pas. Nul tressaillement n'agita son visage. Il regardait droit devant lui, avec cette expression de calme et d'extase qu'on voit aux moines sur les tableaux. McEachern se mit à frapper, méthodiquement, avec une force lente, calculée, sans échauffement ni colère. Il eût été difficile de dire lequel des deux visages montrait le plus d'extase, de calme, de conviction.

Il frappa dix fois, puis il s'arrêta. — Prends le livre, dit-il. Laisse ton pantalon comme il est. » Il tendit le catéchisme à l'enfant. L'enfant le prit et resta debout, tout droit, levant le visage et le livre dans l'attitude de l'exaltation. N'eût été l'absence de surplis, on aurait dit un enfant de chœur catholique avec, en guise de nef, les profondeurs ombreuses du grenier, la cloison en planches rugueuses derrière laquelle, dans une odeur sèche aux relents d'ammoniaque, les bêtes, par moments, s'agitaient dans le noir, avec des grognements et des coups paresseux. McEachern s'assit, raide, sur le couvercle d'un coffre à avoine, les jambes écartées, une main sur le genou, sa montre d'argent dans l'autre, son visage propre et barbu aussi dur que, la pierre sculptée, le regard froidement cruel, mais sans rien d'hostile.

Ils restèrent une heure ainsi. Avant la fin de l'heure, Mrs. McEachern apparut sur la porte de la maison. Mais elle ne parla pas. Elle resta là, simplement, les yeux tournés vers l'écurie, avec sa capote, son ombrelle et son éventail. Puis, elle rentra dans la maison.

Et, de nouveau, quand il fut l'heure exacte, McEachern remit sa montre dans son gousset. — Tu le sais, maintenant ? » dit-il. Raide, droit, le livre ouvert devant la figure, l'enfant ne répondit pas. McEachern lui retira le livre des mains. Sans cela, l'enfant n'aurait pas bougé. « Récite ton catéchisme », dit McEachern. L'enfant fixait le mur devant lui. Son visage, maintenant, était presque livide, malgré la teinte douce et chaude de la peau. D'un geste délibéré, McEachern posa soigneusement le livre sur l'étagère et prit la courroie. Il frappa dix fois. Quand il eut terminé, l'enfant resta encore un instant immobile. Il n'avait pas déjeuné. Ni l'un ni l'autre n'avaient déjeuné. Puis l'enfant chancela, et il serait tombé si l'homme ne l'avait saisi par le bras pour le retenir. « Viens, dit McEachern en essayant de le conduire vers le coffre, assieds-toi. »

— Non, dit l'enfant. Et il se mit à secouer le bras pour échapper à l'étreinte de l'homme. McEachern le lâcha.

— Qu'est-ce que tu as ? Tu es malade ?

— Non, dit l'enfant. Sa voix était faible, son visage livide.

— Prends le livre, dit McEachern en le lui mettant dans la main.

Mrs. McEachern, venant de la maison, passa devant la fenêtre du grenier. Elle portait maintenant une simple robe sans taille et une capeline, et elle tenait un seau en bois à la main. Elle passa devant la fenêtre sans regarder dans le grenier et elle disparut. Au bout d'un instant, ils perçurent le grincement lent de la roue du puits. Il leur parvenait, soudain et paisible, dans l'air sabbatique. Puis elle repassa devant la fenêtre, balançant le corps, cette fois, sous le poids du seau qu'elle portait, et elle rentra dans la maison sans un regard vers l'écurie.

Et, de nouveau, une heure après exactement, McEachern leva les yeux de dessus sa montre. — L'as-tu appris ? » dit-il. L'enfant ne répondit pas, ne bougea pas. Quand McEachern s'approcha, il vit que l'enfant ne regardait pas la page ; il vit qu'il avait les yeux fixes, hagards. Quand il saisit le livre, il s'aperçut que l'enfant s'y cramponnait comme à une corde ou un poteau. Quand McEachern lui arracha de force le livre des mains, l'enfant tomba tout de son long et resta par terre sans bouger.

Quand il revint à lui, l'après-midi touchait à sa fin. Il était dans son lit, dans sa chambre mansardée, sous le toit. La chambre était tranquille, déjà emplie de crépuscule. Il se sentait assez bien et, pendant un moment, il resta étendu, regardant tranquillement le plafond incliné au-dessus de sa tête, sans remarquer une forme assise près de son lit. C'était McEachern. Il portait maintenant ses vêtements de chaque jour — non la combinaison qu'il mettait pour aller aux champs, mais une chemise propre, déteinte, sans col, et un pantalon kaki, propre et déteint. — Te voilà réveillé », dit-il. Il avança la main, rabattit les couvertures. « Viens », dit-il.

L'enfant ne bougea pas.

— Vous n'allez pas me battre encore ?

— Viens, dit l'homme. Lève-toi.

L'enfant se leva et attendit, mince et gauche dans ses sous-vêtements de coton. McEachern aussi remuait lourdement, avec des mouvements maladroits, ankylosés, comme au prix d'un grand effort. Le petit garçon, qui l'observait avec l'intérêt sans étonnement des enfants, vit l'homme s'agenouiller lentement, lourdement, près du lit. — A genoux », dit McEachern. L'enfant s'agenouilla. Tous deux étaient à genoux dans la chambre étouffante, noyée de crépuscule, le plus petit, dans ses sous-vêtements écourtés, et l'homme inflexible qui ignorait la pitié et le doute. McEachern se mit à prier. Il pria longtemps d'une voix chantonnante, soporifique, monotone. Il demanda pardon pour n'avoir pas observé le Sabbat, pour avoir levé la main contre un enfant, un orphelin cher au cœur de Dieu. Il demanda que le cœur endurci de l'enfant s'attendrît, que le péché de désobéissance lui fût également pardonné grâce à l'intercession de l'homme même qu'il avait nargué, auquel il avait désobéi. Il pria le Tout-Puissant d'être aussi magnanime que lui-même, au nom et par l'effet de Sa grâce consciente.

Quand il eut terminé, il se remit péniblement debout. L'enfant resta agenouillé. Il ne bougeait pas. Mais ses yeux étaient ouverts (il n'avait jamais caché ni même incliné la tête) et son visage était très calme ; calme et paisible, impénétrable. Il entendit l'homme chercher à tâtons sur la table où se trouvait la lampe. Une allumette craqua, s'enflamma. La flamme s'immobilisa sur la mèche, sous le globe où la main de l'homme apparaissait maintenant comme trempée de sang. Les ombres tournoyèrent avant de se fixer. McEachern prit quelque chose sur la table, près de la lampe. C'était le catéchisme. Il abaissa les yeux vers l'enfant : un nez, une joue saillante semblable à du granit, barbue jusqu'à l'orbite caverneuse derrière les lunettes.

— Prends le livre, dit-il.

Cela avait commencé ce dimanche-là, le matin, avant le premier déjeuner. Il n'avait pas déjeuné. Probablement, ni l'un ni l'autre n'y avaient pensé. L'homme lui-même n'avait pas déjeuné bien qu'il se fût approché de la table et qu'il eût demandé l'absolution pour la nourriture et la nécessité de la manger. Au dîner de midi, il s'était endormi de fatigue nerveuse. Et, à l'heure du souper, ni l'un ni l'autre n'avaient songé à manger. L'enfant ne savait même pas la cause de son malaise, pourquoi il se sentait faible et paisible.

C'est ainsi qu'il se sentait, couché dans son lit. La lampe brûlait encore. La nuit était maintenant tout à fait venue. Malgré le laps de temps qui s'était écoulé, il lui semblait que, s'il tournait la tête, il les verrait encore tous les deux, l'homme et lui-même, à genoux près du lit ou, au moins, sur le tapis, la marque des deux paires de genoux sans substance tangible. L'air même semblait sécréter cette voix monotone de quelqu'un qui parle en rêve, qui parle, supplie, discute avec une Présence qui ne pourrait même point laisser une trace fantôme sur un tapis réel.

Il reposait ainsi, couché sur le dos, les mains croisées sur la poitrine, comme une statue tombale, quand il entendit à nouveau des pas dans l'escalier étroit. Ce n'étaient point les pas de l'homme. Il avait entendu McEachern partir dans sa carriole, s'éloigner dans le crépuscule pour faire trois kilomètres jusqu'à un temple qui n'était pas presbytérien, mais où il pourrait faire pénitence pour son manquement du matin.

Sans tourner la tête, l'enfant entendit Mrs. McEachern monter péniblement l'escalier. Il l'entendit s'approcher sur le plancher. Il ne la regarda pas, bien qu'au bout d'un instant son ombre se fût allongée sur le mur où il pouvait la voir. Et il vit qu'elle portait quelque chose. C'était un plateau avec des aliments. Elle posa le plateau sur le lit. Il ne lui avait pas adressé un regard. Il n'avait pas bougé. — Joe », dit-elle. Il ne bougea pas. « Joe », dit-elle. Elle pouvait voir qu'il avait les yeux grands ouverts. Elle ne le toucha pas.

— J'ai pas faim, dit-il.

Elle ne bougeait pas. Elle restait là, debout, les mains roulées dans son tablier. Elle ne semblait pas le regarder non plus. Elle semblait parler au mur, de l'autre côté du lit. — Je sais ce que tu penses. Ce n'est pas ça. Il ne m'a pas dit de te l'apporter. C'est moi qui y ai pensé. Il ne le sait pas. Ce n'est pas lui qui t'envoie cela. » Il ne bougeait pas. Son visage était grave comme un visage sculpté. Il regardait l'angle aigu que formait le plafond de bois. « Tu n'as pas mangé aujourd'hui. Assieds-toi et mange. Ce n'est pas lui qui m'a dit de te l'apporter. Il ne le sait pas. J'ai attendu qu'il soit parti, et puis je l'ai préparé moi-même. »

Alors il s'assit. Tandis qu'elle l'observait, il sortit du lit, prit le plateau et, l'ayant porté dans le coin, il le renversa, jetant tout par terre, plats et nourriture. Ensuite, il revint vers le lit, tenant le plateau vide à la manière d'un ostensoir dont il aurait été le porteur, revêtu, en guise de surplis, des sous-vêtements raccourcis achetés autrefois pour un homme. Elle ne le regardait pas, bien qu'elle n'eût pas bougé. Ses mains étaient toujours enroulées dans son tablier. Il revint vers le lit et se recoucha sur le dos, les yeux grands ouverts, toujours fixés sur le plafond. Il pouvait voir l'ombre de la femme, immobile, informe, légèrement voûtée. Puis, l'ombre disparut. Il ne la regarda pas, mais il put l'entendre s'agenouiller dans le coin, ramasser les débris d'assiettes et les remettre sur le plateau. Puis elle quitta la chambre. Tout était silencieux. La lampe brûlait tranquillement de sa mèche immobile. Sur le mur, les ombres palpitantes des phalènes tournoyants étaient grandes comme des oiseaux. Par la fenêtre, il pouvait sentir, percevoir, les ténèbres, le printemps, la terre.

Il n'avait que huit ans alors. Ce n'est qu'après bien des années que la mémoire sut ce qu'il se rappelait, bien des années après cette soirée, où, une heure plus tard, il avait quitté son lit, et, s'étant agenouillé dans le coin (non comme il s'était agenouillé sur le tapis), au-dessus des aliments souillés, il les avait mangés avec ses mains, comme un sauvage, comme un chien.

 

 

Le jour tombait. Il aurait dû être déjà tout près de chez lui, bien loin d'où il se trouvait. Bien qu'il fût libre le samedi après-midi, jamais encore il ne s'était trouvé si tard à une si grande distance de chez lui. En arrivant il serait battu. Mais non pour ce qu'il aurait pu faire, ou ne pas faire, durant son absence. Innocent de tout péché, il recevrait, en arrivant à la maison, les mêmes coups de lanière que si McEachern l'avait pris en flagrant délit.

Mais, peut-être ne savait-il pas lui-même qu'il ne commettrait pas le péché. Ils étaient réunis, tous les cinq, tranquillement, dans le demi-jour, près de l'entrée croulante d'une scierie abandonnée. Cachés à cent mètres de là, ils avaient vu la jeune négresse entrer et disparaître après un coup d'œil à l'entour. Un des aînés avait combiné l'affaire, et il était entré le premier. Les autres tirèrent à la courte paille. Ils étaient tous vêtus de blouses semblables. Ils habitaient dans un rayon de trois milles et, comme celui qu'ils connaissaient sous le nom de Joe McEachern, ils pouvaient tous, à quatorze ou quinze ans, labourer, traire, couper du bois comme des hommes faits. Peut-être ne s'était-il pas rendu compte que c'était un péché avant l'instant où il s'était représenté l'homme qui l'attendait à la maison, car, à quatorze ans, le péché suprême serait plutôt d'être ouvertement accusé de virginité.

Son tour arriva. Il entra dans le hangar. Il faisait noir. Tout de suite, il se sentit en proie à une hâte terrible. Il y avait en lui quelque chose qui voulait sortir comme lorsqu'il lui arrivait de songer à la pâte dentifrice. Mais, tout d'abord, il ne put songer. Il restait là, debout, sentant l'odeur de femme en même temps que l'odeur de négresse, prisonnier de la femme-négresse et de sa hâte, attiré, forcé d'attendre qu'elle parlât : bruit conducteur qui n'était pas vraiment un mot et qui le prit à l'improviste. Alors, il lui sembla qu'il pouvait la distinguer. Quelque chose d'étalé, d'abject ; ses yeux peut-être. En se penchant, il crut regarder dans un puits noir, et, tout au fond, il vit deux lueurs comme le reflet d'étoiles mortes. Il avançait car il la heurta du pied. Puis il la toucha de nouveau, lui donna un coup de pied. Il la frappa violemment, frappant dans et à travers un gémissement étouffé de surprise et de peur. Elle se mit à hurler tandis qu'il la faisait relever, la secouant par le bras, lui lançant de grands coups sauvages, frappant la voix peut-être, mais, en tout cas, sentant la chair, prisonnier de la femme-négresse et de sa hâte.

Puis elle s'enfuit devant son poing, et lui-même recula en courant quand les autres tombèrent sur lui, en tas, s'agrippant, luttant, tandis qu'il ripostait, l'haleine sifflante de rage et de désespoir. Ce fut alors l'odeur du mâle qu'il sentit, qu'ils sentaient tous, et, quelque part, derrière, la Femelle qui s'enfuyait, hurlante. Ils piétinaient, vacillaient, frappant ce que leurs mains, ce que leurs corps pouvaient atteindre, et, finalement, tous en un tas, ils s'écroulèrent sur lui. Et cependant, le visage en larmes, il luttait, se battait encore. Il n'était plus question de Femelle maintenant. Ils se battaient simplement. On eût dit qu'un grand vent propre avait soufflé sur eux. Ils le maintenaient par terre, réduit à l'impuissance.

— Alors, tu vas t'arrêter, maintenant ? On t'a eu. Tu jures de t'arrêter ?

— Non, dit-il. Il se tordait, haletant.

— Assez, Joe. Tu ne peux pas te battre contre nous tous. Et puis, du reste, personne n'a envie de se battre avec toi.

— Non, dit-il, luttant, hors d'haleine.

Ni les uns ni les autres ne pouvaient se reconnaître. Ils avaient complètement oublié la fille, oublié pourquoi ils se battaient, en admettant qu'ils l'eussent jamais su. De la part des quatre autres, c'avait été un réflexe purement automatique. L'impulsion spontanée qui pousse le mâle à se battre avec ou pour celle avec qui il a, ou va forniquer. Mais aucun d'eux ne savait pourquoi il s'était battu. Et il n'aurait pas pu le leur dire. Ils le maintenaient par terre, parlant ensemble, sans hâte, avec des voix étranglées.

— Vous, là derrière, partez. Nous autres, nous le lâcherons en même temps.

— Qui le tient ? Qui est-ce que je tiens ?

— Là. Lâchez-le. Non, attendez. Je le tiens. Moi et... » La masse de nouveau surgit, lutta. Ils l'avaient repris. « Nous le tenons. Lâchez tous et partez. Faites-nous de la place. »

Deux d'entre eux se levèrent et reculèrent vers la porte. Puis, les deux autres, courant déjà, semblèrent projetés hors de terre, hors du hangar noyé d'ombre. Dès qu'il fut libre, Joe essaya de les frapper, mais ils étaient déjà loin. Étendu sur le dos, il les regarda s'enfuir tous les quatre dans le crépuscule, puis ralentir et regarder derrière eux. Il se leva et sortit du hangar. Il resta sur la porte, se brossant d'un geste trop purement automatique, tandis que, près de là, ils se groupaient tranquillement en regardant derrière eux. Il ne les regarda pas. Il s'en alla dans ses vêtements de travail teintés de crépuscule. Il était tard. L'étoile du berger brillait, opulente et lourde comme une fleur de jasmin. Il ne se retourna pas une seule fois. Il s'éloigna, s'estompa comme une ombre. Les quatre garçons qui le surveillaient s'étaient groupés, lentement. Leurs visages semblaient petits et pâles dans le demi-jour. Soudain, une voix sonore partit du groupe. « Yaaah ! » Il ne se retourna pas. Une autre voix dit tranquillement, et lui parvint, tranquille et claire. « A demain, au temple, Joe. » Il ne répondit pas. Il continua. De temps à autre, machinalement, il se brossait de ses deux mains.

Quand il arriva en vue de la maison, toute lueur avait disparu au couchant. Dans le pré, derrière la grange, il y avait une source : un bouquet de saules qu'on sentait dans l'obscurité, qu'on entendait mais qu'on ne voyait pas. A son approche, la flûte des petites grenouilles s'arrêta comme des cordes que des ciseaux simultanément auraient coupées. Il s'agenouilla. Il faisait trop noir pour qu'il pût distinguer sa tête, même en silhouette. Il se baigna le visage, lava ses yeux gonflés. Il reprit sa marche et se dirigea, à travers le pré, vers la lumière de la cuisine. Elle semblait l'observer, aux aguets, lourde de menace, comme un œil.

Quand il atteignit la barrière de la cour, il s'arrêta, les yeux fixés sur la lumière à la fenêtre de la cuisine. Il resta ainsi un moment, appuyé contre la barrière. L'herbe bruissait, vivante de criquets. Sur le fond de terre grise de rosée, sur le sombre rideau des arbres, des lucioles passaient, s'éteignaient, fantasques et imprévues. Un oiseau-moqueur chantait dans un arbre, près de la maison. Derrière lui, dans les bois, deux whippoorwilh [13] sifflaient. Plus loin, comme au-delà d'un ultime horizon d'été, un chien hurlait. Alors, il franchit la barrière et vit quelqu'un assis, immobile, devant la porte de l'étable où se trouvaient les deux vaches qu'il n'avait pas traites.

Il n'eut pas l'air surpris de reconnaître McEachern, comme si la situation était absolument logique, raisonnable, inévitable. Peut-être pensait-il alors à ce fait que l'homme et lui pouvaient toujours compter l'un sur l'autre, dépendre l'un de l'autre ; que la femme seule était imprévisible. Et lui, qui n'avait pas commis ce que McEachern considérait sans doute comme le plus grave des péchés mortels, ne voyait peut-être rien d'incongru dans le fait qu'il allait être puni exactement comme s'il l’avait commis. McEachern ne s'était pas levé. Il était toujours assis, solide comme un roc. Sa chemise se détachait comme un halo blanc sur l'entrebâillement noir de la porte. — J'ai trait et j'ai pansé », dit-il. Puis, il se leva d'un air décidé. Peut-être l'enfant savait-il qu'il tenait déjà la courroie dans sa main. Elle s'éleva et retomba avec une régularité calculée, un bruit sourd et net. Le corps du garçon aurait pu être de bois ou de pierre : un pilier ou une tour sur lesquels la partie sensible de lui-même rêvait comme un ermite, contemplative et perdue dans l'extase et la crucifixion volontaire.

Quand ils approchèrent de la cuisine, ils marchaient côte à côte, et, lorsque la lumière de la fenêtre tomba sur eux, l'homme s'arrêta et se tourna, penché, curieux : — Tu t'es battu ? dit-il. A propos de quoi ?

Joe ne répondit pas. Son visage était tranquille, calme. Il répondit au bout d'un instant. Sa voix était tranquille et froide. — Rien.

Ils étaient debout tous les deux. — Autrement dit, tu ne peux pas, ou tu ne veux pas l'avouer. » Le garçon ne répondit pas. Il ne baissait pas les yeux. Il ne regardait rien. « Alors, si tu ne sais pas, c'est que tu es un imbécile. Et si tu ne veux pas le dire, c'est que tu t'es conduit en vaurien. As-tu été avec une femme ? »

— Non, dit le jeune homme. L'homme le regarda. Il parlait d'une voix rêveuse.

— Tu ne m'as jamais menti. Pas que je sache du moins. (Il regardait l'enfant, son profil calme.) Avec qui t'es-tu battu ?

— Il y en avait plus d'un.

— Ah ! dit l'homme. Tu leur as laissé quelques marques, j'espère.

— Je ne sais pas. Probablement.

— Ah ! dit l'homme. Va te laver. La soupe est prête.

Quand il se mit au lit, ce soir-là, il était décidé à s'enfuir. Il se sentait comme un aigle, dur, suffisant, puissant, sans remords et plein de vigueur. Mais cela ne dura pas, bien qu'il ignorât alors que, pour lui comme pour l'aigle, sa propre chair, aussi bien que tout l'espace, ne serait jamais qu'une cage.

 

 

McEachern resta deux jours sans s'apercevoir de la disparition de la génisse. Puis, il trouva le costume neuf, là où il était pendu dans la grange. En l'examinant, il vit qu'il n'avait jamais été porté. Il trouva le costume dans la matinée. Mais il n'en dit rien. Ce soir-là, il entra dans l'étable où Joe était occupé à traire. Assis sur le petit tabouret, la tête appuyée contre le flanc de la vache, le corps du jeune garçon était maintenant à peu près de la taille d'un homme. Mais McEachern ne vit pas cela. S'il vit quelque chose, ce fut l'enfant, l'orphelin de cinq ans qui, douze ans auparavant, était assis sur le siège de sa carriole avec la passivité tranquille, attentive et dédaigneuse d'un animal. — Je ne vois pas la génisse », dit McEachern. Joe ne répondit pas. Il se courba au-dessus du seau, au-dessus du giclement continu du lait. Derrière lui, McEachern le dominait. Il le regardait de haut. « Je viens de te dire que ta génisse n'est pas là. »

— Je le sais, dit Joe. Je crois qu'elle est allée au ruisseau. J'irai la chercher puisqu'elle est à moi.

— Ah ! dit McEachern sans élever la voix. Le ruisseau, la nuit, ce n'est guère un endroit pour une vache de cinquante dollars.

— Ce sera tant pis pour moi si elle disparaît, dit Joe. C'était ma vache.

— C'était ? dit McEachern. Tu as dit c'était ma vache ?

Joe ne leva pas les yeux. Entre ses doigts, le lait giclait sans interruption dans le seau. Derrière lui, il entendit McEachern remuer. Mais Joe ne se retourna pas lorsque le lait eut cessé d'arriver. Alors il se tourna. McEachern était assis sur un billot, près de la porte. — Vaut mieux que t'ailles porter le lait à la maison d'abord, dit-il.

Joe, debout, balançait le seau. Sa voix était hargneuse, mais calme. — J'irai la chercher demain matin.

— Porte le lait à la maison, dit McEachern. Je t'attendrai ici.

Joe resta encore un instant immobile. Puis, il se mit en marche. Il sortit et se rendit à la cuisine. Mrs. McEachern entra comme il posait le seau sur la table. — Le souper est prêt, dit-elle. Est-ce que McEachern est rentré ?

Joe repartait déjà vers la porte. — Il ne va pas tarder, dit-il. Il pouvait sentir que la femme le surveillait. Elle dit d'un ton à la fois anxieux et timide :

— Tu n'as que le temps de te préparer.

— Nous ne serons pas longtemps.

Il retourna à l'étable. Mrs. McEachern s'avança sur le pas de la porte pour l'observer. Il ne faisait pas encore tout à fait noir et elle pouvait voir son mari, debout, à la porte de l'étable. Elle n'appela pas. Elle se contenta d'observer la rencontre des deux hommes. Elle ne pouvait pas entendre ce qu'ils disaient.

— Tu dis qu'elle doit être au bord du ruisseau ? dit McEachern.

— J'ai dit peut-être. Le pré est grand.

— Ah ! dit McEachern. (Leurs deux voix, étaient calmes.) Où penses-tu qu'elle se trouve ?

— Je ne sais pas. J' suis pas une vache. Je ne sais pas où elle peut être.

McEachern bougea. — Nous allons bien voir », dit-il. Ils entrèrent dans le pré, l'un derrière l'autre. Le cours d'eau était à trois cents mètres. Sur le rideau sombre des arbres qui le bordaient, les lucioles clignotaient, s'éteignaient. Ils atteignirent les arbres. Les troncs étaient étouffés sous des broussailles marécageuses qui en rendaient l'approche difficile, même en plein jour. « Appelle-la », dit McEachern. Joe ne répondit pas, ne bougea pas. Ils étaient face à face.

— C'est ma vache, dit Joe. Vous me l'avez donnée. Je l'ai élevée parce que vous me l'avez donnée pour que je la garde.

— Oui, dit McEachern, je te l'ai donnée. Pour t'enseigner la responsabilité de posséder, d'avoir, d'être propriétaire. La responsabilité qu'a le propriétaire envers ce qu'il possède avec l'autorisation de Dieu. Pour t'enseigner à prévoir, à accroître. Appelle-la.

Pendant un instant encore ils restèrent face à face. Peut-être se dévisageaient-ils. Puis, Joe se détourna et se mit à longer le marais. McEachern le suivait. — Pourquoi ne l'appelles-tu pas ? » dit-il. Joe ne semblait examiner ni le marais ni le ruisseau. Au contraire, il surveillait l'unique lumière qui indiquait la maison, se retournant de temps à autre comme pour calculer la distance qui l'en séparait. Ils n'avançaient pas vite, pourtant, ils arrivèrent à la barrière qui marquait la fin du pâturage. Il faisait tout à fait noir maintenant. Quand il atteignit la barrière, Joe se retourna et s'arrêta. Il regardait l'autre maintenant. Ils étaient de nouveau face à face. Alors McEachern dit : — Qu'as-tu fait de ta génisse ?

— Je l'ai vendue, dit Joe.

— Ah ! tu l'as vendue. Et qu'est-ce qu'on t'en a donné, si tu me permets de te le demander ?

Ils ne pouvaient pas distinguer leurs visages. Ils n'étaient que des ombres, presque de la même taille, bien que McEachern fût plus gros. Sur la tache blanche de la chemise, la tête de McEachern ressemblait à un de ces boulets de marbre qu'on voit sur les monuments commémoratifs de la Guerre Civile.

— C'était ma vache. Si elle n'était pas à moi, pourquoi, m'avez-vous dit qu'elle m'appartenait ? Pourquoi me l'avez-vous donnée ?

— Tu as raison. Elle t'appartenait. Je ne t'ai pas encore grondé pour l'avoir vendue, à condition que tu en aies obtenu un bon prix. Et, même si tu as été roulé dans le marché, ce qui est plus que probable pour un gamin de dix-huit ans, je ne te gronderai, pas pour ça. Quoique tu aurais mieux fait de demander conseil à quelqu'un qui connût un peu mieux les affaires de ce monde. Mais il faut bien que tu apprennes comme je l'ai fait moi-même. Ce que je te demande, c'est où tu as mis l'argent afin de ne pas le perdre. » Joe ne répondit pas. Ils se dévisageaient. « Tu l'as peut-être donné à garder à ta mère adoptive ? »

— Oui, dit Joe. Ce fut sa bouche qui dit cela, qui prononça le mensonge. Il n'avait pas eu l'intention de répondre du tout. Il entendit sa bouche dire le mot avec une sorte d'étonnement indigné. Mais, il était trop tard. « Je le lui ai donné à garder », dit-il.

— Ah ! dit McEachern. Il soupira. C'était presque un soupir de satisfaction, de victoire. « Et tu vas sans doute me dire aussi que c'est ta mère qui t'a acheté ce costume neuf que j'ai trouvé caché dans le fenil. Tu as révélé tous les péchés dont tu es capable : paresse, ingratitude, irrévérence et blasphème. Et maintenant, je t'ai pris en flagrant délit des deux autres, mensonge et luxure. A quoi te servirait un costume neuf, sinon à courir la gueuse ? » Et, à ce moment, il se rendit compte que l'enfant qu'il avait adopté douze ans auparavant était devenu un homme. Face à face, pied contre pied, il frappa Joe avec son poing.

Joe encaissa les deux premiers coups, par habitude peut-être, ou peut-être par surprise. Mais il les encaissa, sentit les deux poings osseux de l'homme lui écraser la figure. Ensuite, il bondit en arrière, se tapit, haletant, léchant son sang. Ils étaient face à face.

— Ne vous avisez pas de recommencer, dit-il.

Plus tard, dans sa mansarde, étendu, froid et raide, dans son lit, il entendit leurs voix qui montaient d'en bas par l'escalier étroit.

— C'est moi qui le lui ai acheté, disait Mrs. McEachern. Je te l'assure. Je l'ai acheté avec mon argent de poche. Tu m'as dit que je pourrais avoir... que je pourrais dépenser... Simon, Simon.

— Tu mens encore plus mal que lui », dit l'homme. Sa voix, mesurée, rauque, sans colère, montait par l'escalier étroit jusqu'au lit où Joe était couché. Il n'écoutait pas. « A genoux ! A genoux ! A genoux femme ! C'est à Dieu qu'il faut demander grâce et pardon, pas à moi. »

 

 

Elle avait toujours essayé d'être bonne pour lui depuis ce premier soir de décembre, douze ans auparavant. Elle attendait sur la véranda (créature patiente, effacée, sans rien qui révélât son sexe, sauf la jupe et le chignon soigné des cheveux grisonnants), quand la carriole arriva. Il semblait qu'au lieu d'avoir été subtilement assassinée et transformée par l'homme inflexible et bigot en quelque chose qui dépassait le but qu'il s'était proposé et dont elle-même ne se rendait pas compte, elle avait été obstinément martelée, laminée chaque jour davantage, comme un métal passif et malléable, jusqu'à n'être plus qu'une réduction d'espoirs vagues, de désirs frustrés, indécis et pâles aujourd'hui comme des cendres éteintes.

Quand la carriole s'arrêta, elle s'avança comme si elle avait déjà tout préparé d'avance, tout répété : comment elle le descendrait du siège, comment elle le porterait dans la maison. Il n'avait jamais été porté par une femme depuis qu'il avait atteint l'âge de marcher. Il lui glissa des mains et entra dans la maison sur ses propres jambes, avança, tout petit et informe dans ses vêtements. Elle le suivit, penchée au-dessus de lui. Elle le fit asseoir. On eût dit qu'elle veillait sur lui avec une espèce de sollicitude attendrie, un air à la fois déconcerté et alerte, attendant le moment de recommencer et d'essayer de le faire agir, ainsi qu'elle-même, comme elle avait imaginé qu'ils agiraient tous les deux. Agenouillée devant lui, elle essayait de lui enlever ses souliers. Quand il se rendit compte de ce qu'elle voulait faire, il lui écarta les mains et enleva ses souliers lui-même, sans cependant les poser à terre. Il les garda à la main. Elle lui retira ses bas, puis elle alla chercher une bassine d'eau chaude. Elle la rapporta si vite qu'il n'y avait qu'un enfant pour ne pas comprendre qu'elle avait dû la tenir prête, dans l'attente, toute la journée. C'est alors qu'il parla pour la première fois. — Je me les suis lavés hier, dit-il.

Elle ne répondit pas. Elle était à genoux devant lui, et il lui regardait le sommet de la tête, les mains qui s'empressaient, un peu gauches, autour de ses pieds. Il n'essayait plus de l'aider. Il ne savait point où elle voulait en venir, même alors qu'il était assis avec ses pieds froids dans l'eau chaude. Il ne savait pas qu'il n'y aurait rien d'autre, parce que c'était trop bon. Il attendait la suite, la partie qui ne serait pas agréable, quelle qu'elle fût. Cela ne lui était encore jamais arrivé.

Plus tard, elle le mit au lit. Il y avait déjà près de deux ans qu'il s'habillait et se déshabillait tout seul, sans que personne fît attention à lui ou l'aidât sauf, à l'occasion, quelque Alice. Il était déjà trop fatigué pour s'endormir tout de suite, et voilà qu'il s'agitait, étonné, attendant qu'elle s'en allât pour pouvoir dormir. Mais elle ne s'en alla pas. Au contraire, elle posa une chaise près du lit et s'assit. Il n'y avait pas de feu dans la chambre. Il faisait froid. Elle avait un châle maintenant autour des épaules, emmitouflée dans un châle, l'haleine changée en vapeur comme si elle fumait. Et il ne s'endormait plus du tout maintenant. Il attendait le commencement de la partie qu'il n'aimerait pas, quoi que ce fût, quoi que ce fût qu'il ait fait. Il ne savait pas qu'il n'y aurait rien d'autre. Et c'était là encore quelque chose qui ne lui était jamais arrivé.

C'est cette nuit-là que cela avait commencé. Il crut que cela durerait jusqu'à la fin de ses jours. A dix-sept ans, se rappelant le passé, il pouvait voir maintenant une longue série d'efforts triviaux, gauches, vains, nés de frustrations, de tâtonnements, d'obscurs instincts : les plats qu'elle préparait pour lui en secret et, qu'avec instance, elle voulait lui faire accepter et manger en secret, alors qu'il n'en voulait pas et qu'il savait à quel point cela serait indifférent à McEachern ; les nombreuses fois où, comme ce soir, elle avait essayé de s'interposer entre lui et le châtiment qui, mérité ou non, juste ou injuste, était impersonnel, l'homme et l'enfant l'acceptant comme un fait naturel et inévitable, jusqu'au moment où, en intervenant, elle lui donnait une odeur, une atténuation, un arrière-goût.

Parfois, il avait eu l'idée de le lui dire, à elle seule, de le lui faire savoir, à elle qui, dans son impuissance, ne pouvait ni l'altérer, ni l'ignorer, de l'obliger à le cacher à l'homme dont la réaction immédiate et prévisible l'oblitérerait tellement, en tant que facteur dans leurs relations, qu'il n'en serait plus jamais question. De lui dire en secret, en paiement secret pour tous les plats secrets qu'il ne désirait pas : — Écoutez. Il dit qu'il a nourri un blasphémateur et un ingrat, je vous défie de lui dire ce qu'il a nourri. Qu'il a nourri un nègre sous son propre toit, avec sa propre nourriture, à sa propre table.

Parce qu'elle avait toujours été bonne pour lui. L'homme, l'homme dur, juste, impitoyable, s'attendait simplement à ce qu'il agît d'une certaine façon et reçût une récompense ou une punition non moins certaines. L'enfant, de même, pouvait être sûr que l'homme réagirait d'une certaine façon, selon ses propres faits ou méfaits. Mais la femme, elle, avec cette disposition, cet instinct des femmes pour la dissimulation, pour trouver une vague teinte de mal dans les actions les plus triviales, les plus innocentes... Derrière une planche mobile, dans le mur de la mansarde où il couchait, elle avait caché un petit magot dans une boîte en fer-blanc. La somme était insignifiante, et ce n'était un secret que pour son mari ; et l'enfant pensait que cela lui aurait été bien indifférent. Mais ce n'avait jamais été un secret pour lui. Même quand il était tout petit, elle l’emmenait avec elle quand, avec la prudence intense et mystérieuse d'un enfant qui joue, elle grimpait au grenier et ajoutait à son maigre trésor, rare, terrible, des pièces de cinq et de dix cents (fruits de quelles chicaneries, de quelles tromperies, alors que personne sous le soleil ne lui aurait jamais dit non, il n'aurait su le dire), mettant dans la boîte, alors qu'il la contemplait de ses grands yeux ronds, des pièces dont il ne savait même pas la valeur. C'était elle qui avait confiance en lui, qui s'obstinait à avoir confiance en lui, comme elle s'obstinait à le faire manger : par conspiration, secrètement, faisant un secret de cet acte même que le fait d'avoir confiance était supposé illustrer.

Ce n'était pas le dur labeur qu'il haïssait ; ce n'étaient pas les châtiments, ni l'injustice ; il y était habitué avant même d'avoir connu ses parents adoptifs. Il n'attendait pas moins et, par suite, il n'en ressentait ni outrage ni surprise. C'était la femme : cette tendre bonté dont il se croyait condamné à être toujours la victime et qu'il haïssait plus que la justice dure et inflexible des hommes. — Elle essaye de me faire pleurer », pensait-il, étendu, froid et raide dans son lit, les mains sous la tête, le corps baigné de clair de lune, tandis qu'il entendait le murmure continu de la voix de l'homme monter l'escalier dans sa première étape vers le ciel. « Elle essayait de me faire pleurer. Et elle s'imagine que c'est ainsi qu'ils m'auraient eu. »